Chronologie:

Amère.
Même la bière lui laisse un goût amer. De la poussière plein les pensées, Sienna a le menton appuyé sur ses mains. Son dos est voûté, écrasé par l’alcool. Son haleine exhale des relents de liqueur trop bue. Elle soupire. Ses paupières se closent. Elle plonge.

Pourtant, elle n’a pas remarqué les regards inquiets – ou goguenards – des autres buveurs éparpillés dans la cantina miteuse de Seltos. Ni même les voix qui s’adressent à elle. Ses sens sont bloqués par les vapeurs alcooliques. Deux ou trois bouteilles vides sont campées devant elle. D’autres jonchent le sol à ses pieds ; nul ne saurait dire si leur goulot a été embrassé par ses lèvres ou celles d’un autre. L’usure du temps se lit sur son visage. Sienna est marquée, de ses traits fatigués jusqu’à ses yeux rougis. Pourtant, rien dans son attitude ne présage son prochain effondrement. Parfois, ses prunelles sombres se lèvent vers l’encadrement de la porte. L’ex-suicidaire patiente.

En attendant, elle ressasse. Elle se souvient.

J’avais toujours baigné dans la Résistance. Mes parents, qui s’installèrent à Corellia lorsque ma mère tomba enceinte, étaient de fervents partisans de la Générale Organa. La glorieuse République était revenue sous mes yeux d’enfant ; elle mourut lorsque j’atteignis onze années, bousculée dans le vide spatial par un Premier Ordre belliqueux. Les quelques années de paix que je connus sous la coupe de mes parents aimants se murent en chimères. Mes géniteurs craignirent de ne jamais pouvoir m’offrir la quiétude pour laquelle ils s’étaient battus.

Et ils ne la lui ont jamais offerte. S’ils la voyaient aujourd’hui… Ses lèvres abîmées s’étirent en un sourire amer. Elle n’ose même pas songer aux conséquences. Leur fille, en laquelle ils ont placé tous leurs espoirs et toute leur affection, qui boit encore alors qu’elle assume à peine la cuvée de la veille. Brisée. Un rapace aux ailes rongées. Un faucon qui a fait trembler tant d’ennemis de ses puissants battements d’ailes et de ses piquées meurtrières.

Délétère, je le fus longtemps.
À l’aube de mon adolescence, mes parents me propulsèrent dans la Résistance. Formée à l’arrière, je regardais avec envie les rebelles se hâter pour leur prochain combat. L’impatience me grisait l’échine. Patience, me disait-on. Alors je rongeais mon frein. Je prenais plaisir à m’entraîner. Mes cours favoris, sans surprise, étaient ceux destinés à la survie et au combat. Je découvris mon plaisir de l’extrême. J’éreintais mon corps jusqu’à l’affliction. J’en redemandais. Mes formateurs et mes parents s’en inquiétaient. D’aucuns se réjouissaient de ma témérité. D’autres encore me suivaient sans trop me juger. Wyrren Rokhan en faisait partie.

Wyrren. Parfois, dans ses heures sombres, il lui arrive de s’en rappeler. Ce colosse au cœur plus gros que les muscles. Une mécanique huilée pour le combat, un roc plein de bonté. Elle l’a aimé. Pas de cet amour dont parlent les contes où les jeunes en proie à leurs premiers émois. Elle l’a aimé comme un partenaire. Un camarade. Elle n’oublie pas ce lien solide qui les unit encore.

Wyrren et moi, c’était une suite de concours de circonstances. Nous avions appris ensemble. Combattu ensemble, par la suite. Il n’était pas aussi engagé que moi ; sans doute pas aussi fou de la guerre. Plus tard, il voulait se ranger. Installer son immense carcasse derrière un comptoir, peut-être. Servir les gens, en échange de leur bonne humeur. Wyrren était foncièrement bon. Il n’avait pas ma rage de vaincre. C’était juste un type de mon âge, enrôlé pour protéger les siens. Parce que le Premier Ordre, d’une façon ou d’une autre, l’avait blessé. Nous n’en avions jamais vraiment parlé. Pour nous, ce qui comptait, c’était l’avenir. Plus qu’un couple, nous étions une équipe. Un tandem de choc. Il était le gentil colosse, j’étais la furie rampante. Le mariage était, pour nous, une façon d’officialiser la profonde solidarité qui nous unissait. Pourtant, Wyrren s’était assagi après m’avoir passé la bague au doigt. Il voulait s’éloigner un peu de la Résistance. Se tranquilliser, alors qu’il avait tout juste dépassé la vingtaine. Le combat était excitant pour moi. Anxiogène pour lui. Peut-être que notre union aurait-elle éclaté, au fil des années. Mais les larbins de Snoke ne nous en avaient pas laissé le temps. Lors d’une mission, Wyrren fut abattu de dizaines de tirs de blasters. Comme s’il n’y en avait jamais assez pour détruire cette montagne flegmatique. À compter de ce jour, la veuve Rokhan devint plus hargneuse que jamais. Je décidai de défier cette chienne de mort avant qu’elle ne vînt me dévorer.

Les belles années. Celles où Sienna a pu libérer, enfin, le foyer qui a trop longtemps patienté au fond d’elle. Elle a laissé ses mains calleuses repeindre en cramoisi les murs du Premier Ordre. Plus que jamais, elle s’est épanouie au sein du commando suicide. Pour eux, Sienna s’est roulée dans la fange, s’est jetée dans le vide, a mordu, griffé. S’est pris plus de torgnoles que n’importe quelle nouvelle recrue. Elle a aimé ça. Elle en a redemandé. La combattante le sait. Parfois, elle a l’impression de les revoir. Des silhouettes massives, dégingandées ou trapues. Des muscles saillants, suintant d’excitation face au danger. Des corps maintes fois blessés.

J’aimais le commando. C’était une famille. Des camarades. Notre lien était des plus uniques. Nous étions soudés, tout en sachant que demain, l’un des nôtres allait peut-être mourir. Cela nous encourageait d’autant plus à profiter, autant que faire se pouvait, de notre camaraderie. Se dire que ça valait le coup de se battre aux côtés de personnes aussi talentueuses, aussi combatives, aussi déterminées.

Elle se demande encore comment Maxwell voit l’escouade. Une belle équipe de cas sociaux, sans doute. La plus extrême. La plus toxique, autant pour ses alliés que pour ses ennemis. Imprévisibles et impulsifs. Des héros cabossés, qui ne demandent qu’à être jetés en pâture au Premier Ordre. Pour mieux les détruire. Pour mieux défoncer leur ego à coups de couteau dans le dos et de blaster en pleine tête.

Nous étions des parasites. Une bande de vauriens, de vermines mal léchées qui n’avaient plus rien à perdre à part leur vocation. Nous étions tous dévoués aux chefs de file de la Résistance. Littéralement prêts à mourir de leur main s’il le fallait. Nous n’affrontions pas le danger : nous l’embrassions. Chaque ecchymose, qu’elle fût donnée ou reçue, était une jouissance. Et puis un jour, quelque chose avait mal tourné. Ces enfoirés du commando RAGE nous avaient trouvés. Et on s’en était pris plein la gueule. J’avais cru que j’allais y passer. J’avais vu les autres tomber. Boom. Boom. Boom. Les uns après les autres. Ils s’écroulèrent les uns après les autres dans des effusions sanguinolentes. La RAGE du Premier Ordre arracha des vies qu’elle avait passé des années à chercher. Mes yeux, ma bouche, ma peau… Tout était en sang. J’étais le sang. J’avais l’impression viscérale de m’être liquéfiée. Je ne sentais plus rien. Rien d’autre que le nectar chaud et métallique qui se déversait en moi… Hors de moi. J’avançais. Je rampais presque, le souffle court. Mes poumons me brûlaient. Mon palpitant cognait trop fort, comme s’il voulait briser sa prison d’os et de chair. Ma bouche était sèche. Mes muscles, éreintés, peinaient à me porter jusqu’à ma dernière partenaire en vie : Ascella Maxwell. Les STEEL sont arrivés. Et nous sommes parties.

Et elle est partie.
Alors Sienna a sombré. Peu de temps après, elle s’est retrouvée seule. Perdue. Des souvenirs macabres plein la tête. Ses amis réduits en masses de chair inertes et bouillantes. Pas même d’épaule sur laquelle pleurer. Les suicidaires n’ont rien à perdre ; mais plus que tout, ils n’ont rien à conserver. Et puis, la Résistance est venue la voir. Lui a demandé de reprendre le flambeau, en tant que cheffe du commando. Elle a dit oui.  Après tout, c’est tout ce qu’elle sait faire. Mais avant, il lui faut retrouver Maxwell. Et c’est pour ça qu’elle attend, dans ce bar pourri où traînent sans doute des personnes qui veulent sa peau.

Bientôt, un droïde utilitaire franchit le pas de la porte. Sienna plisse les yeux en le voyant s’approcher d’elle. Ses bips aigus lui vrillent la tête.

« Parle moins fort… »

Elle se redresse, observant le robot s’ouvrir pour extirper un boîtier holographique de son corps métallique. C’est en tremblant que sa main gantée le saisit, avant de le poser devant elle pour l’allumer. L’image bleutée qui apparaît la fait sourire. Un rire de gorge fait osciller sa peau brunie. Elle adresse un sourire un peu tordu au droïde.

« Merci la boîte de conserve. Passe le bonjour à tes maîtres… qui que ce soit. »

Alors que la bestiole roule vers la sortie, Sienna se lève. Titube vers la porte en s’appuyant contre le mur.

On est bientôt de retour. Préparez vos fesses.