Thrace était une de ces bonnes personnes. Une de ces personnes chez qui la part d'ombre semblait inexistante. Certes, elle bossait pour le Premier Ordre, mais ça ne voulait rien dire. Elle croyait en la justesse de ce qu'elle faisait, elle croyait sincèrement qu'elle allait améliorer la vie de la Galaxie. Elle avait cette franchise, cette droiture, et c'était si caractéristique d'elle, c'en était aveuglant. Shawa se sentait aveuglée. Mais elle se sentait aussi fausse. Trop habituée à jouer un rôle pour plaire à son interlocuteur, elle se perdait souvent et oubliait ce qu'elle aimait vraiment. Le champagne, le whisky, le rhum ? Peu importait. Elle buvait de tout juste pour le plaisir de sentir ses sens s'émousser, sa voix devenir plus grave et ses émotions plus violentes. Elle aimait se sentir sombrer dans une apathie cérébrale totale et n'être plus que spontanéité.

Une fois saoule, elle jouait un rôle unique, un rôle qui lui plaisait. Elle jouait le rôle de la Shawa spontanée, celle qui grimpait sur le comptoir pour danser, qui chopait un type pour le repousser presque immédiatement, qui dansait, qui n'hésitait pas une seconde à tabasser le premier essayant de ruiner son beau moment. Elle devenait presque... plus sauvage, plus naturelle. Brute de pomme. S'enfilant un nouveau verre, elle tapota des doigts sur le comptoir tout en acquiesçant aux paroles de Thrace.

- C'est vrai. L'alcool n'est qu'une pâle réplique, mais c'est tout ce que je peux m'offrir. Les conséquences d'un réel lâcher prise seraient lourdes tu sais...

Elle s'interrompit le temps de reprendre une gorgée, appréciant d'un grognement le liquide et l'engourdissement qu'il provoquait. Diantre, elle se sentait bien, elle se sentait comme gagner en puissance, gagner en spontanéité. Un rire solitaire s'échappa de sa gorge, un son pur qu'elle crut même rêvé. Elle ne riait jamais réellement. Pas d'occasions, pas de personnes avec qui simplement rire. Revenant à sa conversation, la remarque de Thrace sur le barman lui tira une grimace amusée.

- Je lui pète la gueule si tu veux. On s'en fiche de ce boui-boui. Il en existe des centaines identiques sur la Galaxie. Si il te manque de respect, je lui écrase la tête dans sa collection misérable de bouteilles vides.

Elle le pensait. L'alcool désinhibait, non pas seulement ses paroles et sa spontanéité, mais aussi sa violence. Shawa en avait conscience. Ses "démons" comme elle les appelaient, consistaient en tous ces sentiments négatifs, cette rage et cette soif de sang qu'elle ressentait parfois au fond d'elle même, ce besoin de sang si puissant qu'il en venait presque à l'effrayer. Finissant à nouveau son verre, et appuyant les paroles de Thrace d'un grognement approbateur, elle se laissa errer quelques instants encore dans les méandres de son esprit qui devenait de plus en plus simple, de plus en plus clair au fur et à mesure que ses capacités de réflexion disparaissaient dans l'alcool. Tout semblait simple une fois que l'alcool prenait possession de vous. Le monde devenait noir, et blanc, et Shawa pensait sombrer dans l'obscurité la plus totale, devenant cette personne qu'elle ne connaissait pas.

Le rythme de la musique prit le pas sur ses pensées et elle tapota du pied, ses doigts suivant le rythme, tout son corps se mettant en mouvement, ses pensées se déliant. La situation dans laquelle elle était, c'était merdique. La laisse étonnamment courte que son père lui avait passé autour du cou la démangeait, et elle rêvait d'entourer sa gorge flasque et flétrie de ses mains jeunes et puissantes et d'extirper la vie de son corps de manipulateur. C'était tout ce qu'il méritait, en contrepartie de tout ce qu'il lui avait fait vivre. Ce n'était que justice. Une vision de la justice probablement bien déformée par le ressentiment et l'alcool, mais elle s'en foutait... royalement.

Shawa finit par pencher la tête en observant Thrace s'approcher, lui proposant de l'aider d'un air... circonspect. Retenant un rire, sachant bien qu'elle voyait un sous-entendu là où la Chiss ne témoignait que d'une idée partant d'un bon sentiment, plein d'amitié, elle eut un doux sourire qui se transforma bien vite en grimace amère.

- Mes responsabilités hein...

Elle prit le verre que lui tendait son amie et but une longue gorgée. Elle ne sentait plus le goût de la boisson à présent, mais elle s'en foutait. Le but de cette soirée était bien de s'enivrer.

- Parfois...

Elle toussa, la voix enrouée par l'alcool et s'excusa, reprenant.

- Parfois des pensées viennent ... des pensées sombres. Des pensées de mort. Des pensées qui m'effraient, autant qu'elles me séduisent. Je les appelle mes démons. Je parviens à les tenir en laisse et à rester professionnelle, la plupart du temps. Mais parfois... j'ai juste besoin de lâcher prise et de leur donner ce qu'elles veulent. De la violence, du sang, de la destruction... de l'alcool, du sexe.. Rien de bien joyeux.

Son regard se perdit dans le vide tandis qu'elle tentait d'analyser ce qu'elle ressentait, en cet instant précis. L'alcool n'aidait pas. Elle se sentait confuse, embrouillée, revêche. Un regard de travers et elle se sentait capable de sauter à la gorge du malheureux qui oserait. Mais elle n'aimait même pas cela. Elle n'aimait pas la cruauté gratuite. La torture sans raison. Elle n'aimait rien de tout ça et pourtant, parfois, elle ressentait ces pulsions violentes, atroces, à lui pourrir le cerveau, à la rendre folle. Elle renifla.

- Je me sens capable des pires choses dans ces moments là. L'attrait de l'obscurité, de céder à la violence et d'oublier toutes les responsabilités que je m'octroie, en tant qu'espionne, en tant que professionnelle, en tant qu'humaine...

Elle termina son verre et soupira, se prenant la tête entre les mains.

- Je pense que je ne désire que la liberté au fond, une liberté qui m'est reniée par mes propres géniteurs. Tant qu'ils sont en vie, je leur obéis. Et c'est désolant, tu ne trouves pas Thrace ? D'être puissante, forte et létale comme je le suis, pour être enfermée telle un papillon en cage. Parfaitement ridicule.

Elle refit signe au barman, et dodelina de la tête.

- Et toi Thrace... Pourquoi tu t'enfermes ?